Super pouvoir N°1 : La mémoire autistique
- Atypique World

- 12 nov.
- 4 min de lecture
Je me souviens de tout. Pas seulement des grands moments de ma vie, mais aussi de la couleur du ciel le jour où j’ai entendu une chanson pour la première fois, du parfum du café qui traînait sur la table ce matin-là, ou du pull que je portais quand j’ai découvert que cette même chanson passait à la radio. C’est comme si ma mémoire avait tout enregistré en 4K, avec le son, l’odeur, les émotions et la météo incluses. Et quand je dis tout, ce n’est pas une figure de style. Si tu me demandes quand est sortie une chanson, je ne te réponds pas avec un chiffre sorti de Wikipédia, je te la replace exactement dans mon ressenti de l’époque, dans le contexte sensoriel où je l’ai vécue. Ma mémoire est temporelle, émotionnelle et spatiale à la fois. Elle a sa propre carte du temps, et moi, je me balade dedans comme dans un vieux film dont je serais à la fois spectatrice et figurante.

Là où la plupart des gens retiennent une idée générale, les personnes autistes enregistrent les détails précis parce que leur cerveau ne filtre pas. Chaque détail devient important, chaque nuance est retenue, chaque impression sensorielle s’imprime à la même intensité.
Les neurosciences le confirment, la mémoire autistique est souvent perceptive avant d’être conceptuelle. Le chercheur Laurent Mottron a montré que le cerveau autistique privilégie la perception et la reconnaissance des structures. Ce n’est pas un défaut de synthèse, mais une autre architecture cognitive. On ne voit pas d’abord l’ensemble pour en extraire les détails, on perçoit d’abord les détails et l’ensemble se construit ensuite.
Résultat : là où quelqu’un se souvient d’une “soirée sympa”, moi je me souviens de la marque du plat, du motif sur la nappe, du nombre de pas entre la table et la fenêtre, et de la chanson qui passait quand quelqu’un a fait une blague. Tout est là, archivé, daté, répertorié.
Les repères temporels
Certaines études (comme celles de Anthony Goddard ou de Dermot Bowler) ont montré que les personnes autistes ont une mémoire autobiographique temporellement structurée. Cela veut dire que notre cerveau ne classe pas seulement les souvenirs selon leur contenu, mais aussi selon leur moment. On n’a pas besoin d’un agenda pour se repérer, on a une sensation du temps.
C’est ce qui explique pourquoi, quand j’entends une chanson, je sais immédiatement si c’était l’année de tel événement personnel, ou à quelle période j’étais obsédée par tel film. Les souvenirs ne sont pas juste des images, ils sont ancrés dans une ligne du temps émotionnelle. Pour beaucoup d’autistes, le temps n’est pas abstrait, il est senti. Il se matérialise à travers les émotions, les sons, les odeurs ou les textures. C’est une mémoire qui n’oublie pas les contextes sensoriels.
L’effet “machine à remonter le temps”
C’est à la fois magique et épuisant parce que revivre un souvenir, pour un cerveau autistique, c’est vraiment le revivre. Pas seulement y penser. Le corps réactive la sensation, le cœur refait le battement exact, les émotions se rejouent avec la même intensité. La psychologue Claire Williams a observé que les souvenirs autobiographiques chez les personnes autistes sont plus vivaces, mais aussi plus “envahissants”. La frontière entre le passé et le présent peut devenir poreuse.
Alors oui, ma mémoire est un atout quand il s’agit de retenir un itinéraire, une date ou un visage, ah non j'ai ce truc qui fait que je ne me rappelle pas des visages... prosopagnosie, enfin chez les personnes autistes ce n'est pas une “vraie” prosopagnosie au sens médical strict mais plutôt une difficulté de traitement des visages, liée à une attention différente portée aux détails, mais je m'égare ceci est un autre sujet.
Cette super mémoire peut aussi, parfois, devenir un fardeau quand un mauvais souvenir décide de refaire surface en haute définition, sans prévenir, comme une rediffusion que je n’ai pas demandée.
Une mémoire utile… jusqu’à l’épuisement
Dans la vie quotidienne, cette mémoire me rend souvent efficace. Je n’oublie rien, ni les détails pratiques ni les informations complexes. Mais cette même mémoire peut me fatiguer, parce que le cerveau autistique ne trie pas ce qu’il garde, il garde tout. Et tout garder, c’est lourd. Paradoxalement, je peux retenir par cœur un article entier lu il y a trois ans, mais oublier de lancer le lave-linge ou de racheter du pain. Mon cerveau stocke les informations en bloc, sans hiérarchie. Ce qui est utile et ce qui ne l’est pas sont rangés dans le même tiroir. Alors, pour les choses du quotidien, je délègue à Alexa, à mon agenda, à mes rappels vocaux. Sans eux, j’oublierais la moitié de ce qui paraît “évident” aux autres.
Souviens-toi d’une journée où tu as reçu trop de notifications. Imagine que ton cerveau fasse ça tout le temps, sans pouvoir désactiver les alertes. C’est un peu ça, la mémoire autistique. Elle accumule, recoupe, compare, classe, vérifie. Elle ne s’arrête jamais.
Certaines personnes développent d’ailleurs des stratégies pour la canaliser comme ranger, classer, répéter, noter, externaliser (tu te reconnais Rémy ? 😜), pas par obsession du contrôle (un peu, non ?), mais pour éviter la saturation. Le chercheur Bowler a parlé de “compensations cognitives” : on crée des repères concrets pour ne pas se perdre dans la densité des souvenirs.
Entre force et vulnérabilité
J’aime ma mémoire, même si parfois elle me rend dingue. Elle me permet de créer des connexions entre des choses que d’autres ne verraient jamais, d’écrire, de composer, d’analyser, de faire des liens. Mais elle me piège aussi dans les boucles du passé. Une simple odeur peut rouvrir une scène entière, avec tous ses bruits et ses émotions.
Il m’a fallu des années pour comprendre que cette hypersensibilité mnésique n’était pas une bizarrerie, mais un fonctionnement neurocognitif différent. Et que cette mémoire me rend créative et intuitive.
La mémoire autistique est une architecture cérébrale singulière, à la fois puissante et exigeante. Elle permet de tout retenir, mais pas de tout oublier. Elle construit des repères solides, mais parfois elle empêche d’avancer. Elle fait de nous des gardiens du temps, des archivistes de l’émotion et des témoins précis du monde.
Alors oui, je sais quand cette chanson est sortie. Mais surtout, je sais ce qu’elle a fait battre en moi à ce moment-là.






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